Avec sa réplique, la grotte Cosquer sort de l’invisible
Une « copie » de la grotte ornée semi-engloutie est désormais accessible au public, dans la Villa Méditerranée, à Marseille. La fidélité de la restitution participe à l’émotion de la visite.
Par Pierre Barthélémy(Marseille, envoyé spécial)
Détail de la restitution de la grotte Cosquer, Villa Méditerranée, à Marseille, le 21 mai 2022. PATRICK AVENTURIER
Il faut s’imaginer Marseille avant Marseille, bien avant. Il y a 33 000 ans, en pleine période glaciaire. Avec un niveau des mers et des océans 135 mètres plus bas, le rivage se trouvait à plusieurs kilomètres et les calanques étaient des falaises dominant une steppe que parcouraient chevaux, bisons, mégacéros – le plus grand cervidé jamais connu – et où l’on voyait aussi des grands pingouins, une espèce désormais disparue dont les individus mesuraient 80 centimètres de haut. Là, au pied de ce qui est aujourd’hui la calanque de la Triperie, débouchait un boyau menant à une grotte que les humains d’alors occupèrent et ornèrent au cours de plusieurs phases, jusqu’à il y a 19 000 ans, y laissant peintures et gravures à gogo.
Puis le climat se réchauffa. Puis la mer revint et l’eau monta, monta, tant et si bien que le boyau se remplit d’eau, que la grotte fut en grande partie submergée et tomba dans le plus grand des oublis. Jusqu’à ce jour de 1985 où, à 37 mètres de profondeur, le plongeur Henri Cosquer retrouva son entrée. Longtemps il en fit son jardin secret, visitant la grotte de temps à autre – sans, pendant des années, être en mesure de distinguer les peintures – et finit par en déclarer la découverte en 1991, à la suite de la mort accidentelle de trois plongeurs. La grotte Cosquer était née mais restait inaccessible et seuls des chercheurs pouvaient y entrer pour l’étudier.
Aujourd’hui, elle sort de l’invisible grâce à sa « copie », une réplique très fidèle qui ouvre ses portes à Marseille samedi 4 juin. Une « restitution », selon la terminologie officielle, au sens où il ne s’agit pas d’un double parfait. Pour deux raisons principales. Tout d’abord, la topographie de la grotte originale est telle qu’il faut parfois ramper, parfois escalader, pour en voir les différentes parties : impensable d’imposer un tel parcours du combattant aux visiteurs. Seconde raison : le fac-similé est installé au niveau – 2 d’un bâtiment existant, la Villa Méditerranée, conçue par l’architecte italien Stefano Boeri et qui n’a jamais prouvé son utilité depuis son inauguration en 2013. Pour faire entrer les 2 300 mètres carrés de Cosquer dans les 1 750 mètres carrés de ce sous-sol, il a fallu composer, jongler avec les structures porteuses du bâtiment et les impératifs de sécurité. Faire un peu de copier-coller avec les différents espaces de la grotte.
Cheminement presque initiatique
En revanche, pas de compromis sur l’exactitude des œuvres. Les parois de Cosquer ont été photographiées, scannées, numérisées pour être reproduites à l’identique grâce à des panneaux en résine sur lesquels les artistes ont ensuite recréé les chevaux, bouquetins, antilopes saïgas, pingouins, ainsi que la multitude de mains « négatives », ces pochoirs où seul le contour des doigts est exprimé. Mais la plus grande des fidélités ne fonctionnerait pas si l’ambiance de la grotte, qui participe à l’émotion, n’était pas bien rendue. Le résultat est au rendez-vous, grâce au savoir-faire de Stéphane Gérard, plasticien spécialisé dans la restitution des concrétions, toutes ces stalactites, stalagmites, draperies minérales et autres fistuleuses qui manifestent la vie minérale de Cosquer.
Et le visiteur dans tout cela ? Casque audio sur les oreilles, il prend place, par groupes de six personnes, dans de petits modules électriques qui rappellent vaguement les véhicules de certaines attractions de fête foraine. Ces voiturettes automatiques se déplacent lentement le long des 220 mètres du parcours dont une partie s’effectue entre des bassins rappelant que l’eau est un des éléments centraux de la grotte. Les modules s’orientent vers tous les points d’intérêt dont les plus subtils, comme les gravures, sont « surlignés » à l’aide de jeux de lumière. Devient ainsi évident ce qui n’apparaît nullement au premier regard, comme ces traits qui barrent le corps de certains animaux. S’agirait-il de flèches ?
Cette question et bien d’autres émergent lors de ce cheminement, presque initiatique, de trente-cinq minutes. Pourquoi, sur les mains négatives, autant de phalanges manquent-elles ? Etaient-elles amputées ou repliées ? Ces mains, souvent menues, appartenaient-elles à des femmes ou à des adolescents ? Que sont ces étranges signes en zigzag ? Sans oublier les traditionnelles interrogations qui surgissent lors de toute visite de grotte ornée : s’agit-il d’art au sens où nous l’entendons, et pourquoi aller dessiner, graver, peindre dans des recoins parfois difficiles d’accès ?
Et l’on ne peut s’empêcher de repenser au sentiment qui dut étreindre Henri Cosquer le jour de 1990 où, après qu’il eut posé sa lampe, le faisceau illumina une main négative rouge, la première peinture qu’il distingua cinq ans après avoir découvert la grotte… Quand on lui demande ce qu’il éprouva à ce moment précis, le plongeur un rien bourru répond avec son accent marseillais impossible à retranscrire ici : « Je me suis dit : “Putain, qui c’est qui est venu taguer là-dedans ?” »
Les dates-clés
De – 33 000 à – 19 000 ans Fréquentation et ornementation par des chasseurs-cueilleurs gravettiens puis épigravettiens, durant la dernière période glaciaire.
– 9 000 ans Submersion du porche d’accès et des trois quarts des surfaces ornées lors de la remontée du niveau marin consécutif à la fin de la dernière glaciation.
1985 Découverte en plusieurs étapes par Henri Cosquer, suivie de visites seul ou en groupe.
3 septembre 1991 Déclaration de la découverte, deux jours après la mort accidentelle de trois plongeurs dans le conduit d’accès.
Du 19 au 21 septembre 1991 Mission d’expertise conduite par Jean Courtin, avec authentification des figures et premières datations.
De 1992 à 2020 Missions et campagnes scientifiques irrégulières. De 2005 à 2010, seules de rapides visites de contrôle sont effectuées.
2017 Début du dernier relevé 3D de la cavité, commandé par l’Etat et achevé en 2021, après ceux de 1994 et 2010-2013.
2021 Une nouvelle équipe scientifique est missionnée par le ministère de la culture.
2022 Ouverture à Marseille de la réplique de la grotte Cosquer, à l’initiative de la région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Article du Monde publié le 04 juin 2022